Cheveu – BUM (2014)
Les quatre premiers albums d’un groupe rock suivent un schéma très précis, grossièrement calqué sur L’Anneau du Nibelung de Wagner : naissance, conquête, guerre, destruction. Un premier disque où il donne le maximum ; un deuxième où il continue sur sa lancée en mettant la barre un cran au-dessus ; un troisième où il repart à zero, et si possible dans le sens inverse ; un quatrième en guise d’épitaphe ou de passeport pour la légende. Cheveu n’en sont qu’au troisième mais, vu qu’ils ont déjà intégralement foiré les deux premières étapes, il n’y a rien de particulièrement étonnant à les voir arriver lancés à pleine vitesse et à contre-sens sur une route de campagne ravagée par les flammes, avec un disque qui s’impose tranquillement comme leur plus spectaculaire réussite à ce jour.
Après un premier album aussi cagneux qu’incandescent, très intelligemment baptisé Cheveu, le trio parisien avait fini par exploser à la face du monde dans un épais brouillard d’écume avec 1000, deuxième LP balancé avec la force des gueux, la rage des seigneurs et le désespoir des justes sur une nation assommée par l’ennui. Cheveu débarque aujourd’hui dans 2014 le coeur lourd et les yeux rouges, comme ces traîne-misère sur qui la lumière se rallume dans les bars à l’heure de la fermeture, et dont les visages trahissent généralement un vague embarras, une anémie certaine, et un reste d’idées, de desseins, de combines. C’est sur ces petits restes de nuit que les sultans de la noise-à-sandales ont construit leur troisième disque, où brille, d’entrée, un sommet : l’intouchable « Polonia ». Un titre qui voit David Lemoine réciter quelques lignes du Buffet Froid de Bertrand Blier avec l’expression d’un type qui se serait chié dessus et à qui cela aurait donné un infini sentiment de puissance, pendant qu’Etienne Nicolas et Olivier Demeaux déroulent lentement le vertigineux décor d’un western théologique, façon Morricones du bled. C’est beau, grotesque, déchirant, on dirait une scène du Malpertuis de Jean Ray accompagnée par un chœur de circés endeuillées et c’est de loin un des trucs les plus fabuleux que vous entendrez cette année.
Un titre en forme de voyage intérieur, d’odyssée en appartement, tout en broderies baroques et fauteuils clubs capitonnés, équivalent sonique des peintures du Douanier Rousseau, ce maître de la jungle qui n’était, paradoxalement, jamais sorti de chez lui. Et le reste est évidemment à l’avenant : absurde, excessif, vital, mais paradoxalement plus lisible et direct que par le passé (« Juan In A Million » ou le tubesque « Albinos », basé sur un monolgue de Gummo, le film d’Harmony Korine), à la limite du traditionnel (« Pirate Bay », est peut être le premier morceau de Cheveu où la guitare sonne vraiment comme une guitare). Le résultat d’un ménage radical opéré par la groupe, qui a voulu un disque à la fois plus live, plus organique, et plus produit, où les choeurs (arrangés à Tel-Aviv par Maya Dunietz, déjà responsable des cordes sur 1000) et les parties d’orgue (jouées par Xavier Klaine et enregistrées à l’Eglise Saint Merri) ont remplacé les découpages insensés de 1000 et la reverb trouble de Cheveu. À l’arrivée, 10 morceaux secs, acérés, toujours vertigineux mais aux manières étrangement humaines, où les éclairs de génie tombent drû comme grêle, jusqu’au sublime « Johnny », improbable rencontre entre Wall Of Voodoo, François de Roubaix et le X de Los Angeles, et point final d’un disque qui fait irrémédiablement de Cheveu les nouveaux maîtres d’un monde puant où l’amour, la viande et la merde se consument en plein vent.
Lelo Jimmy Batista